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    IV – NAUFRAGE

     

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    C’est avec une fierté mélangée d’inquiétude que je prends en main le « SAINT YVES » devenu notre propriété.


    Il n’est guère temps d’épiloguer sur les sentiments complexes qui nous traversent au moment où nous quittons la terre de France. L’action présente absorbe tout.


    Il faut en effet maintenir la barque qui, fortement ballottée, doit manœuvrer contre vent debout.

     

    Après quelques hésitations, elle évolue de façon satisfaisante et je reprends entière confiance.


    Nous vérifions encore une fois notre matériel et nos provisions, mais surtout la coque à travers laquelle l’eau filtre peu à peu, sans toutefois que cela soit important. Il suffira de pomper régulièrement.


    Je consulte la petite boussole « jouet », la seule que j’ai pu trouver au Diben, et nous gagnons rapidement en direction du Nord, tandis que le jour baisse.

     

    Si je suis maintenant pleinement confiant, Roger l’est beaucoup moins. Il n’a pas le pied matin et pâlit visiblement.

     

    La barque est très secouée. Je le tance sans aménité car il faut qu’il manœuvre régulièrement la pompe.


    Au bout d’une heure, ça va mieux. Avec un peu de chance nous serons en Angleterre après-demain.


    La côte a disparu et nous avons distancé la ‘Grande Chaise », dernier écueil avant la haute mer.

     

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    Nous comptions naviguer ainsi toute la nuit, mais, avec la chute du jour le vent tombe et le « SAINT YVES » passe la nuit mollement bercé par des souffles inconstants, tandis que nous nous relevons toutes les deux heures pour faire le quart et pomper.


    Le jour se lève tôt et en regardant du côté de la terre, le phare de l’embouchure de la rivière de MORLAIX apparaît derrière nous, montrant que nous avons dérivé vers l’Est.

     

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    Ce calme plat en vue des côtes est exaspérant et dangereux. Maintenant, on va nous apercevoir et peut-être qu’une patrouille de vedettes allemandes mettra fin à notre expédition.


    Enfin, vers six heures le vent se lève.

     

    Un bon vent qui nous fait filer grand-largue, droit vers le Nord. A la plus grande vitesse que nous pouvons donner.


    La côte disparaît complètement. L’allure est merveilleuse, nous sommes tous deux très gais, supputons nos chances avec optimiste, discutons et chantons.


    Une seule ombre au tableau, qui ne nous paraît bien grave tout d’abord.

     

    Nous avons perdu le Nord … Je veux dire : ma petite boussole qui, placée sur le plat bord arrière, a disparu. Toutes les recherches pour la retrouver demeurent vaines. Elle doit être tombée à la mer.


    - « Bah. !!! » fais-je enfin, « ma montre est à l’heure et il y a du soleil. Cela durera bien deux jours. La nuit nous nous guiderons sur l’étoile polaire »


    Notre optimisme nous fait accepter cette perte qui rend l’expédition aléatoire. In n’y a plus qu’à se fier au ciel pour le temps …


    Celui-ci veut sans doute éprouver cette confiance un peu téméraire. En effet, le vent fraîchit et la mer commence à se creuser alors que nous sommes en train de préparer le déjeuner.

     

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    Je juge qu’il est temps de diminuer la toile et nous manœuvrons pour prendre un ris lorsque les évènements se précipitent brusquement.


    Par un de ces changements de temps fréquents dans la Manche à cette époque de l’année, le vent devenu subitement bourrasque et la mer s’agitant furieusement rendent la manœuvre difficile.


    Nous l’avons à peine terminée que la tempête se déchaîne. Un grain terrible qui nous trempe jusqu’aux os, sans compter les paquets de mer qui jaillissent contre notre pauvre « SAINT YVES », peu fait pour affronter pareil déchaînement.


    Je le maintiens péniblement le nez à la lame. Roger pompe sans arrêt.


    Je n’ai jamais, au cours de ma brève expérience de pilotin, vu mer si mauvaise.

    Des vagues hautes de la moitié de notre mât déferlent de tous côtés et bornent notre horizon autrefois si étendu.

     

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    On a l’impression de lutter de lutter avec elles dans un tout petit espace.

     

    Le bateau réagit violemment à chaque rafale de vent lorsqu’il est sur le haut de la vague et complètement déventé dans le creux, ce qui rend son maintien à la lame extrêmement difficile.


    A un moment, nous croyons tout perdu.


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    Une lame plus forte que les autres nous a pris légèrement de travers et a déversé un tel paquet d’eau dans la barque que nous nous attendons à la voir couler.


    Roger pompe, pompe désespérément.


    Je ne sais par quel instinct je sens qu’il sera impossible de supporter le choc de la vaque suivante, encore plus haute, et je donne un brusque coup de barre qui nous met le dos à la lame.

     

    Le vent empoignant la voile nous lance à toute allure sur la crête des vagues, fuyant dans la tempête.

     

    Cette une curieuse sensation de saute-mouton sur les vagues écumantes qui semblent nous aspirer par derrière, se recourbent comme pour nous écraser puis passent sous la barque en la soulevant très haut et en déferlant pour faire place à la suivante.

     

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    L’allure semble plus facile à maintenir, nous n’avons guère eu le temps d’avoir peur, Roger pompe toujours …


    La situation est encore terrible, mais la tempête commence à diminuer d’intensité.

     

    Nous claquons des dents, et il fait un froid de canard. Chose pire encore, nous ignorons totalement dans quelle direction nous a emporté le vent qui nous chasse depuis une bonne heure.


    Oh, Monsieur BRUN, digne professeur des pilotins, c’est, après Dieu, grâce à votre cours de navigation, que nous n’avons pas coulé ce jour-là.


    La tempête a repris soudainement avec un brusque changement de vent qui aurait infailliblement fait chavirer notre esquif ou pour le moins cassé le mât, si l’écoute de voile, ne m’avait été arrachée de la main.

     

    Nous en somme quitte pour une légère avarie de l’espar de voile qui est assez pourri et que nous raboutons tant bien que mal avec un cordage.

     

    Pour plus de compréhension  sur les techniques de la navigation à voile


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    1 - Le mât : Espar vertical servant à tenir les voiles

    2 - La  bôme : Espar qui permet d'orienter la grand-voile.

    3 - Les barres de flèche :Petits espars, situés à une certaine hauteur et servant à écarter les haubans du mât. Selon leur position, elle peuvent être "poussantes" ou "dans l'axe".

    4 - Les haubans : Câbles placés de chaque côté du mât qui maintiennent celui-ci vertical : ils reprennent les efforts transversaux exercés par les voiles.

    5 - Les bas-haubans : haubans dont le point d'attache est situé à peu près au milieu du mât et qui contribuent à empêcher le cintrage de ce dernier

    6 - L'étai : Câble servant à maintenir le mât longitudinalement vers l'avant.

    7 - Le bas étai : Etai reprenant les efforts sur le mât au milieu de celui-ci et permettant d'en régler le cintrage et donc la courbure de la grand'voile. Pendant du bas-hauban sur l'avant.

    8 - Le pataras : Câble reliant la tête de mât à l'arrière du navire  : il contribue à maintenir le mât dans sa position verticale en longitudinal. Il peut être simple ou double. 

     

    Lassé de n’avoir pu nous prendre en faute, Borée s’est calmé pour ne devenir plus qu’une brise convenable. Mais Phébus ne veut plus se montrer et nous ignorons où le sort nous conduit.


    Mornes, trempés et transits, nous n’échangeons pas un mot et nous nous faisons tout petits pour avoir moins froid. Je consulte ma montre. Il est à peu près 16 heures.

     

    Quatre durant nous avons lutté contre les éléments et maintenant nous cherchons en vain, dans les nuages bas et le ciel uniformément gris, une lueur qui puisse nous indiquer la direction du soleil.


    En désespoir de cause, je cherche par quel moyen nous pourrions éviter de tourner en rond et garde le même angle du bateau et de la vague, cela peut bien nous mener quelque part …


    La nuit approche, lorsque tout à coup, nous apercevons à l’horizon, sur le gris de la mer et des nuage, la silhouette, grise elle aussi, d’un phare !…


    «  UN PHARE !… »

    nature mer ocean beaute peur joie magnifique merveille

    Nous vous croyons sauvé et mettons le cap droit dessus. Le morne silence de tout à l’heure a cessé, nous discutons presque gaiement.

     

    Un port, quelqu’il soit sera le bien venu car l’expédition ne peut continuer sans séchage, réparation et surtout boussole. Une espérance folle, que nous ne songeons pas à raisonner, galvanise nos énergies.


    Si je manque de perdre mon latin et de croire aux farfadets ou aux bateaux fantômes, c’est bien ce soir-là.


    Le vent venant de la côte oblige à de continuelles évolutions, au plus près.

     

    Le « SAINT YVES », qui manœuvre assez mal avec sa réparation de fortune.

     

    Au bout d’une heure, le phare s’est très peu rapproché. Et maintenant il semble que tous nos efforts pour gagner a côte soient inutiles. Malgré tout, on devait faire du chemin.

     

    Une nouvelle heure de manœuvres désespérées à la nuit tombante ne donne aucun résultat.


    Visiblement le phare l’éloigne. Une barque que croyons voir sur l’eau et que nous hélons ne répond pas et disparaît dans la grisaille du crépuscule qui estompe les distances.


    Sommes nous victimes d’une hallucination collective ?…


    La nuit nous trouve complètement déprimée. Nous descendons la voile et, comme la veille, nous décidons de prendre le quart.

     

    Enveloppée dans la toile de rechange je m’endors lourdement, à moitié baigné dans l’eau froide quo sourd toujours dans le fond du bateau, trempé, toujours trempé …


    Je me réveille. Roger s’est endormi sur le banc arrière. Une bise aigre, un ciel noir comme de l’encre. Affalé sur le plat bord, je scrute la mer qui clapote.


    Ai-je rêvé ou dormi ?


    Tout à coup une lueur lointaine me sort de cette torpeur.


    « LE PHARE » …


    Il s’est allumé. Dans les vagues, il brille et disparaît de nouveau.

     

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    Je secoue Roger. Nous décidons de nous rapprocher, à bonne distance pour éviter les écueils, afin de pouvoir accoster le lendemain, car ma crainte est que pendant la nuit nous dérivions vers l’Océan Atlantique et que nous nous perdions.


    La voile est péniblement hissée dans le noir.

     

    Le vent assez fort nous porte vers la lueur qui brille par intermittence au-dessus des flots.. Il est onze heures du soir.


    Le phare luit maintenant d’une manière continue, mais nous l’estimons encore loin.

     

    La lune qui s’est levée, éclaire vaguement au travers des nuages. En scrutant la mer, de curieuses ombres s’allongent, qui se perdent dans l’inconsistance nocturne.

     

    C’est alors que le phare s’éteint soudainement pour ne plus reparaître et nous nous enfonçons dans le noir.


    L’éclairage est trop faible pour nous permettre de rien distinguer. Poussé par je ne sais quel instinct, j’allume ma lampe de poche pour voir en avant du bateau.

     

    J’ai à peine fait ce geste que le rayon accroche un éclair blanc, puis deux, puis l’écume, un remous, un écueil droit devant !…


    Je donne un violent coup de barre pour l’éviter et éclairer la nouvelle direction. Encore de l’écume à droite, à gauche … c’est une impasse. Il faut sortir de là.

     

    Mais le bateau déjà freiné refuse de virer bord pour bord et tombe en panne.


    Le ressac, très violent, nous pousse sur le rocher.

     

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    Je me précipite pour jeter l’ancre et me déhaler. Il est trop tard … La barque talonne si brutalement que nous perdons l’équilibre. Roger et moi tirons comme des forcenés sur l’ancre qui dérape.


    Il n’y a plus rien à faire pour éviter le naufrage.

     

    La lune, qui vient de se dégager des nuages, apparaît dans tout son éclat, nous permettant d’apprécier le désastre.

     

    Je crois qu’à ce moment là je perds un peu la tête, mais Roger me crie qu’il faut gagner le récif et abandonner le bateau.


    Evidemment !… dans quelques minutes il va être en pièces et il est inutile de chercher à le sauver.


    Nous nous jetons à l’eau, les vagues nous roulent parmi les algues glissantes des poches sur les quelles nous nous hissons à grand peine.


    Je n’oublierai jamais le spectacle navrant de l’agonie du « SAINT YVES », incliné sur la côte comme un grand oiseau blessé … qui s’agite comme pour essayer de se dégager de l’étreinte des rochers et des flots que le brisent.


    Alors que les nuages noirs et roux courent le long de la lune dont les rayons (effet ironique du destin !), éclairent seulement la scène qui nous fascine…


    « Notre SAINT YVES, notre pauvre bateau !… »

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    J’ai perdu tout esprit de décision. Je me laisse entraîner par Roger. Il a gardé son sang-froid, alors que ma volonté s’est comme endormie, effondrée, que sais-je …


    Des rochers à perte de vue dans le clair de lune, des courants marins qui s’écoulent impétueusement de la mer déchaînée vers de grandes vasques. intérieures où l’eau est calme.


    Nous marchons sans direction. Sommes-nous sur la terre ou sur un banc rocheux que la marée va submerger ?

     

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    Instinctivement, nous nous dirigeons vers le point le plus haut. Je glisse sur une algue qui au moment de franchir un courant, manque de m’emporter.

     

    Roger me sauve en me rattrapant à temps par le bras. Nous marchons. J’ai perdu une espadrille et mon pied droit est en sang … Une tache blanche apparaît dans le lointain et se précise. C’est une habitation. Je hurle à Roger :


    «  UNE MAISON !… »


    Nous sommes sauvés.


    A DEMAIN MOUR LA SUITE


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