Récit des grèves (suite 2)
Fantômes bretons – 1879 Ernest de la Barre
Je rentrais, bien triste, de l’office du vendredi saint. Le temps était en rapport avec mes sombres pensées.
Mon âme brisée était comme pleine de l’agonie du Sauveur.
Un voile de deuil couvrait la mer. Le vent pleurait sur la falaise et les vagues grossissaient de minute en minute .
Tout annonçait une grande tempête.
Je me dirigeais vers la maison de Julie, lorsqu’un matelot, revenant de la pointe, me dit que l’on signalait, par le travers du plateau de la Recherche, un navire qui paraissait déjà s’affaler à la côte; que c’était un grand brick de plus de cent cinquante tonneaux; qu’il avait l’air de gouverner encore un peu, mais que si le vent ne mollissait pas, il serait jeté sur les brisants, bien avant la nuit, sans qu’il fût possible de lui porter secours.
C’est le Saint-Gildas ! m’écriai-je. C’est Jean, c’est mon mari ! Mon Dieu ! mon Dieu, ayez pitié de nous !
Le matelot, voyant mon état de souffrance, essaya de m’empêcher d’aller plus loin, en m’assurant que ce ne pouvait être le Saint-Gildas.
Je ne le croyais pas, j’aurais voulu courir et je n’avançais qu’avec beaucoup de peine sur le sable.
Le marin me suivait et m’aidait parfois à lutter contre la pluie et l’ouragan.
Il était près de trois heures, quand nous arrivâmes à la pointe, où quelques pêcheurs nous avaient précédés.
À mon arrivée, ils firent silence et, lorsqu’après avoir jeté les yeux sur la mer, je m’écriai : C’est le Saint-Gildas, je le reconnais !
Est-il en perdition ? Répondez-moi, pour l’amour de Dieu ! Personne n’osa mentir pour me rassurer.
Que vous dire, monsieur, pour achever ce tableau de ma douleur ? Pendant deux heures, j’assistai à la lutte du Saint-Gildas contre une mer affreuse, tantôt l’apercevant, tantôt le croyant englouti, puis le voyant se relever, sans voiles, sans mâts...
Deux fois les matelots, excités par mes cris, avaient mis à flot des embarcations ; les lames les avaient brisées.
Il ne restait plus d’espoir... Ô Seigneur, quelle épreuve ! Vous ne voulûtes pas me la faire subir tout entière.
Un coup de vent me renversa et l’on m’emporta sans connaissance.
Trois jours après, ma petite Janic vint au monde.
Je demeurai deux semaines entre la vie et la mort.
Au bout de ce temps, je connus toute l’étendue de mes malheurs : le Saint-Gildas avait péri, corps et biens, sauf un seul homme.
Jean, sur le point de se sauver à la nage, avait disparu tout d'un seul coup auprès des grands rochers de la pointe, et celui qui se sauva fut le second du navire, Claude Mizan.
Hélas ! l’histoire de Claude et de Julie est plus triste encore que la nôtre .
IIs sont morts tous les deux : lui, soupçonné, méprisé, accablé de remords ; elle, folle !
Et moi, du moins, je vis pour ma fille, j’ai conservé la résignation et je puis prier pour eux...
Le retour de Claude ne parut pas diminuer, comme on devait l’espérer, l’étrange faiblesse de corps et d’esprit de sa pauvre femme.
Cependant elle me voyait encore avec plaisir, et les pleurs que nous répandions ensemble, calmaient ses peines secrètes et les miennes.
Mais peu à peu mes visites auprès de Julie durent être plus rares, à mon grand regret..
Mizan, que troublait ma présence, finit par me faire comprendre que ma vue lui était insupportable.
Ce fut surtout un an après le naufrage que tout devint extraordinaire dans la maison blanche.
A DEMAIN POUR LA FIN