LES CINQ TREPASSES DE LA BAIE
(fin)
- Sont-ils bêtes ! grogna Yann; en voilà des matelots d'eau douce !... J'ai bien envie
d'aller leur montrer la manœuvre. C'est peut-être ça qu'il leur faut. Qu'en dis-tu, Caourantinn ? si tu restais garder le bateau ?
- Non pas ! si tu vas, je t'accompagne.
- Après tout, il n'y a pas de risque. Nous pouvons laisser le bateau là où il est. Il y en
a encore pour une bonne heure avant le premier flot. Viens çà, camarade, à la grâce de Dieu !
C'est à peine s'ils eurent de l'eau jusqu'à mi-jambe.
Ils s'acheminèrent sur le fond de vase dans la direction de la barque
blanche.
Plus ils approchaient, plus les matelots surnaturels faisaient force de rames, et plus
aussi la barque blanche virait, virait, virait.
Quand les deux compagnons furent tout près d'elle, elle sombra soudain et avec elle disparut la lumière qui éclairait le coin de la baie.
La nuit et la mer, un instant, se confondirent.
Puis à la place où étaient les quatre rameurs, s'allumèrent quatre cierges.
A leur clarté douteuse, Yann et Caourantinn s'aperçurent que le cinquième fantôme, celui qui tenait tout à l'heure le gouvernail, dressait encore au-dessus de l'eau la tête et les épaules.
Ils s'arrêtèrent, saisis d'épouvante. A vrai dire, ils eussent préféré être
ailleurs.
Mais comme ils s'étaient tant avancés, ils n'osaient plus rebrousser chemin.
L'homme avait, du reste, une figure si triste, si triste, qu'il eût fallu être mauvais chrétien pour n'en avoir point pitié.
- Etes-vous de la part de Dieu ou de la part du diable ? demanda Yann.
Comme s'il eût deviné leur pensée et les sentiments qui les agitaient, l'homme leur dit
:
- N'ayez aucune crainte. Nous sommes ici cinq âmes qui souffront cruellement et mes quatre
compagnons souffrent encore plus que moi. La tristesse que vous voyez sur mon visage n'est rien auprès de la leur. Voilà plus de cent ans que nous attendons en ce lieu le passage d'un homme de
bonne volonté.
- S'il n'est que de bien vouloir, nous sommes à votre disposition, répondirent Yann et
Caourantinn.
- Vous irez, s'il vous plaît, trouver le recteur de Plomelin
et vous le
prierez de faire dire pour nous, au maître-autel de l'église, cinq messes mortuaires pendant cinq jours de suite. Puis vous aurez soin que, pendant ces cinq jours, à ces cinq messes, assistent
régulièrement trente-trois personnes, vieilles ou jeunes, hommes, femmes ou enfants.
- Douè da bardono ann Anaon ! (Dieu pardonne aux défunts !) murmurèrent les deux marins,
en faisant le signe de croix. Nous vous satisferons de notre mieux.
Le lendemain, Yann et Caourantinn allèrent trouver le recteur de
Plomelin.
Ils lui payèrent d'avance les vingt-cinq messes.
Ils assistèrent eux-mêmes à toutes; pour être sûrs des trente-trois assistants exigés, ils emmenaient chaque jour de Quimper leurs femmes, leurs enfants, leurs proches et leurs amis.
Jamais on ne vit tant de monde à la fois aux messes basses de Plomelin.
Le sixième jour, Yann dit à Caourantinn :
- Si tu veux, nous nous rendrons à la baie, cette nuit, pour savoir si ce que nous avons
fait est bien fait...
- Soit, répondit Caourantinn à Yann.
Et la nuit venue, ils descendirent la rivière dans leur chaloupe.
Ils mouillèrent à l'endroit où ils avaient échoué six jours auparavant. Et ils attendirent.
Bientôt, la lumière qu'ils avaient déjà vue commença de monter au-dessus des flots.
Puis, la barque blanche se dessina, et dans la barque réapparurent les cinq fantômes.
Ils avaient toujours leurs cirés blancs, mais les larmes noires n'y étaient plus.
Leurs bras, au lieu d'être tendus en avant, étaient croisés sur leur poitrine.
Leur face rayonnait.
Et, tout à coup, sonna une musique délicieuse, si attendrissante que Caourantinn et Yann
en eussent volontiers pleuré de bonheur.
Les cinq fantômes s'inclinèrent tous à la fois et les deux marins les entendirent qui
disaient avec une voix douce :
- Trugarè ! Trugarè ! Trugarè ! (Merci ! merci ! merci !).