LES CINQ TREPASSES DE LA BAIE
C'étaient deux marins de Quimper.
Ils s'étaient chargés de transporter dans leur chaloupe des fûts de cidre à destination de
Benn-Odet.
Peut-être s'attardèrent-ils chez l'aubergiste à qui ils avaient à livrer la cargaison.
Toujours est-il qu'ils laissèrent passer l'heure de la marée.
Parvenus à l'endroit qu'on nomme "la Baie", ils n'eurent plus assez d'eau et durent échouer piteusement dans les vases.
Six heures à attendre avant la prochaine marée et cela en pleine nuit !... Ils firent contre mauvaise fortune bon cœur.
Tous deux se roulèrent dans les plis de la voile qu'ils avaient amenée. Déjà ils fermaient l'œil quand une voix très forte les appela l'un et l'autre par leurs prénoms respectifs.
- Ohé ! Yann !... Ohé ! Caourantinn.
- Ohé ! répondirent Caourantinn et Yann.
C'est de la sorte que les marins ont coutume de ce héler entre eux.
- Venez nous chercher ! reprit la voix.
La nuit était si noire qu'on y voyait plus à deux brasses.
La voix, quoique très forte, semblait venir de très loin. Puis, elle avait en vérité quelque chose d'étrange. Yann et Caourantinn se touchèrent du coude.
- Je crois bien, dit Yann, que c'est la voix de mon vilain patron, de
Iannic-ann-ôd.
- Je le crois aussi, murmura Caourantinn. Tenons-nous cois. Ce n'est pas le moment de
lever le nez.
Et ils s'entortillèrent plus étroitement dans la voile.
Mais ils avaient encore plus de curiosité que de peur.
Yann, le premier, se haussa pour regarder au-dessus des
bordages.
- Vois donc ! dit-il à son compagnon.
Le fond de la baie, à leur gauche, venait de s'éclairer subitement d'une lumière qui
semblait sortir des eaux.
Et, dans cette lumière, se profilait une barque toute blanche, et dans la barque cinq hommes étaient debout, les bras tendus en avant.
Ces cinq hommes étaient vêtus pareillement de cirés blancs parsemés de larmes noires.
Ce n'est pas Iannic-Ann-ôd, dit Yann; ce sont des âmes en détresse. Parle-leur, Caourantinn, toi qui cette année as fait les Pâques.
Le mur des disparus en mer
Caourantinn se fit un porte-voix de ses mains et cria :
- Nous ne pouvons aller vous chercher; nous sommes échoués ici. Venez à nous vous-mêmes ou
dites-nous ce qu'il vous faut. Ce que nous pourrons, nous le ferons.
Les deux marins virent alors les cinq fantômes s'asseoir chacun à son banc.
L'un prit le gouvernail, les autres se mirent à ramer.
Mais, comme ils ramaient tous du même côté, l'embarcation, au lieu d'avancer, virait sur place.
A DEMAIN POUR LA FIN