Dans la série des contes de basse-Bretagne
LE CHAT NOIR
Deuxième partie
Selaouit holl, mar hoc’h eus c’hoant,
Setu aman eur gaozic koant,
Ha na eus en-hi netra gaou,
Mès, marteze, eur gir pe daou.
Écoutez, si vous voulez,
Voici un joli petit conte,
Dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.
En effet, au jour fixé, dès le matin, la malheureuse Yvonne fut renfermée sous clef, dans la chambre d’une tourelle, pendant que l’on couvrait Louise, qui devait prendre sa place, des plus riches parures, sans pourtant parvenir à en faire une belle fiancée.
Quand on voulut lui chausser les souliers d’or trouvés dans le corps de la vache noire, il fallut, pour y faire entrer ses pieds, les raccourcir des deux bouts, en lui rognant les orteils et les talons.
Le jeune prince arriva, avec un nombreux et brillant cortège.
On lui présenta sa prétendue fiancée; mais, la lumière qui brillait sur l’or et les diamants dont elle était toute couverte l’éblouit et l’empêcha de reconnaître la fraude.
Il s’empressa de monter avec elle dans un beau carrosse doré, qu’il avait amené à cet effet, et aussitôt le cortège partit pour l’église, en brillant équipage.
Le petit chien Fidèle, qui accompagnait Yvonne sur la grande lande, quand elle y menait paître sa vache noire, était sur le perron, et en voyant le prince monter dans le carrosse, avec sa fiancée supposée, il se mit à japper de la sorte : "Hep-hi ! hep-hi ! hep-hi !"
— c’est-à-dire : « Sans elle ! sans elle ! sans elle !» —
Et quand le carrosse sortit de la cour, il courut après, en disant dans son langage :
C’est la laide, aux traits renfrognés.
Aux talons, aux orteils rognés;
Hélas ! Hélas ! Et la jolie
Dans sa prison pleure et s’ennuie !
Mais personne ne faisait attention au pauvre animal.
Quand on fut à la porte de l’église, la fausse fiancée dut descendre du carrosse; mais, hélas ! Elle ne pouvait plus marcher, et, à chaque pas qu’elle essayait de faire, elle poussait des cris de douleur.
Alors, le prince, la regardant en pleine lumière, ne put retenir un cri d’étonnement et d’indignation et, se reculant comme à la vue d’un monstre, il s’écria :
— "Trahison ! ce n’est pas là celle que j’ai vue et que j’aim : retournez chez vous quand vous voudrez; ôtez ce monstre de devant mes yeux !"
Jugez de l’étonnement et du trouble qu’il y eut alors.
Le prince était fort en colère, et il partit aussitôt, avec toute sa suite.
La mère de Louise s’en retourna aussi avec sa fille, qui pleurait à chaudes larmes de revenir de la sorte, après avoir été si près d’épouser un prince.
Elle écumait de rage, la méchante, et jurait de se venger, d’une façon terrible.
En effet, avant même de rentrer à la maison, elle alla trouver une vieille sorcière, son amie, qui habitait dans un bois voisin.
Elle lui conta sa mésaventure, et la vieille diablesse larassura et lui promit de mettre toute sa science à son service et de la traiter en amie.
— "Retournez à la maison", lui dit-elle, "tuez un chat noir, qui est dans votre château, arrangez-le comme un civet de lièvre, donnez-en à manger à la belle Yvonne, et ne vous inquiétez plus d’elle. Elle trouvera le mets délicieux, elle se couchera, sans se douter de rien, et le lendemain, vous la trouverez morte dans son lit."
— "C’est bien", répondit la méchante.
Et elle embrassa son amie la sorcière, et revint à la maison.
En arrivant, elle attrapa elle-même le chat noir, le tua, l’écorcha, et le fit cuire en guise de civet de lièvre.
Puis, quand elle le jugea cuit à point, elle mit le ragoût sur un plat, et alla elle-même le porter à Yvonne, dans sa chambre.
— "Comment êtes-vous, ma fille ?" lui dit-elle, d’un air hypocrite, et en simulant les meilleurs sentiments à son égard: "nous avons aujourd’hui du lièvre à dîner, et, comme je sais que vous l’aimez, j’ai voulu que vous en ayez aussi votre part. Tenez, ma fille chérie, mangez cela, c’est moi-même qui l’ai préparé, et il doit être bon, car j’y ai mis tout mon savoir-faire."
La pauvre Yvonne, qui ne pensait jamais à mal, crut que sa marâtre avait peut-être quelque regret de l’avoir traitée si durement, jusqu’alors, et ne doutant pas de la sincérité des bons sentiments dont elle faisait présentement montre à son égard, elle s’en trouvait tout heureuse.
Elle mangea du ragoût, sans hésiter, et le trouva excellent.
La marâtre s’en alla alors, satisfaite et jouissant par avance de sa vengeance.
Presque aussitôt, la jeune fille se trouva indisposée, au point d’être obligée de se coucher, avant son heure ordinaire. Toute la nuit, elle fut malade à mourir.
Elle rejeta tout ce qu’elle avait pris, et ce fut là, sans doute, ce qui la sauva.
Le lendemain matin, de bonne heure, la marâtre courut à sa chambre, et fut bien étonnée de la trouver encore en vie. Mais, dissimulant son désappointement et sa haine, elle lui dit, d’un ton câlin :
— "Comment avez-vous passé la nuit, mon enfant chérie ? Vous êtes toute pâle, et je crains que vous n’ayez eu une indigestion, pour avoir trop mangé du ragoût d’hier ?"
— "Ah ! ma mère", répondit Yvonne, "j’ai été bien malade, bien malade, et j’ai failli mourir, cette nuit."
— "Pauvre enfant ! heureusement que ce ne ne sera rien, et vos belles couleurs vous reviennent déjà."
Et la méchante, la maudite couleuvre (ar serpentès ), ne pouvant cacher plus longtemps sa rage, sortit et courut chez son amie la sorcière.
Elle lui conta comment son ragoût de chat avait manqué son effet, puisque la jeune fille vivait encore. L’autre couleuvre (la sorcière) fut étonnée d’apprendre cela, car jamais ce moyen ne lui avait encore failli.
— "Que faire à présent ? Il faut me trouver autre chose, et vite !" dit la marâtre.
— "Eh bien ! je ne vois d’autre moyen que de rendre la vie avec vous insupportable à votre mari et à sa fille. Soyez toujours de mauvaise humeur, grondez, menacez, frappez même; nourrissez-les mal, et de ce qu’ils aiment le moins. Enfin, faites que votre maison soit un enfer pour eux, et ils finiront par la quitter et partir volontairement, pour quelque pays lointain."
La marâtre revint avec les instructions de son amie, et elle commença à les mettre immédiatement en pratique.
Il est vrai que ni son mari, ni sa fille n’avaient jamais eu à se louer de son caractère ni de ses procédés à leur égard; mais, à partir de ce moment, ce fut une véritable furie, et il leur fallut songer à fuir loin d’elle.
Fin de la deuxième partie