"Le bien d'autrui tu ne prendras, ni retiendras injustement"
Première partie
Quand je regarde où va notre pauvre monde il m’arrive quelques fois de regretter d’être immortelle.
J'ai passé tant de siècles à l’ombre de vieux chênes et châtaigniers, je suis si triste de les voir me quitter pour faire place à des routes monotones sans âmes.
Je comprends maintenant, sans aucune difficulté, toutes les raisons qui ont contraints nos korrigans à se retirer pour vivre cachés en attendant que dame nature reprenne ses droits.
Peut-être…? Peut-être est-il venu aussi pour moi le temps de quitter cette terre? Je vais sérieusement y réfléchir.
Mais, foi de ZAZA la conteuse, je ne peux, chers lecteurs, vous laisser dans votre misérable condition sans vous raconter l'histoire d'Erwann Kersauson.
Non, ce n'es pas possible je ne peux pas vous laisser! Pas sans vous avoir conté au préalable l’histoire qui arriva une nuit de pleine lune, il y a de ça très, très longtemps, à Erwann Kerzauzon, un habitant du bourg de Plovan.
Car, déjà à cette époque, alors que les très vaillants chevaux bretons s’épuisaient à tirer leurs lourdes satosses (charrettes) sur des chemins sinueux et boueux, Erwann Kerzauzon, lui, ne parlait que de progrès et de… profit.
Mais, prenons notre temps, il ne s’agit pas de mettre la charrue avant les bœufs, l’histoire ne doit débuter qu’à son commencement et ne doit finir qu’à son achèvement...
… En ce doux printemps de cette sainte année 1830, dame nature était si belle qu'en l’espace d’une journée,
même les oiseaux s’étaient arrêtés de voler juste pour le plaisir de la regarder pousser, mais ceci, ceci est une autre histoire que je vous raconterai peut-être un jour.
En ce matin du 10 mai 1830, il y avait plus d’oiseaux dans le ciel que de poils dans la main du tavernier du bourg de Plovan, ce qui n’est pas peut dire.
Je me trouvais dans ce petit bourg depuis la veille, et j’étais déjà fort bien informée de ce qui se préparait en ce jour. Pour tout vous dire, tout le monde ne parle plus que de cela:
Erwann aidé de ses deux fils, les dénommés Brewal et Jakez, ont pour projet de détourner le chemin de terre qui mène tout droit de l’église au cimetière. Ils veulent le faire passer juste devant leur chaumière
située un peu plus à l'Est entre le cimetière et l'église.
Il savait que la faux de l’Ankou,
elle, ne rechignait pas à la besogne, et que les enterrements étaient nombreux.
Ces derniers mois, il avait même compté plus d’enterrements que de naissance sur la paroisse de Plovan.
C'est comme cela que l’idée a germé.
L’idée d’Erwann: c’est de transformer son logis en taverne et d’encaisser toutes les pièces que les hommes lui donneront en venant consommer chez lui à leur retour du cimetière.
Une idée géniale pensait-il. C’est certain, la richesse est à sa portée, pour peu, évidemment, qu’il arrive à terminer ce maudit talus long de trois cent pas.
Car pour l’instant, personne ne passe devant chez lui et tous les hommes retournent directement jusqu’au bourg boire chez ce fainéant de Jobic Le Saoût.
Ce projet peut vous paraître facile aujourd’hui, avec nos engins modernes, mais croyez-moi, à l’époque, à trois, armés de pelles et de pioches, construire un talus long de trois cent pas, avec un apport de terre de la taille d’un homme pour obliger les satosses à contourner l'ancien chemin, n’était pas une mince affaire.
D’autant qu’une fois ce travail terminé, il fallait encore recharger et caillouter le sol afin d’inciter les promeneurs à prendre la direction de la chaumière et non l'ancien chemin.
Chacun savait qu’il faudrait des mois aux trois hommes pour réaliser leur projet. Beaucoup riaient de les voir se tuer à la tâche sans vraiment progresser.
Mais Erwann, plus têtu qu'une mule, s'obstinait.
Erwann, Brewal et Jakez passèrent la journée entière à creuser le sol et à transporter la terre. Et ce dur labeur se répéta le jour suivant, et le jour d'après.
Au bout de huit jours de durs labeurs le tas de terre et de roches, hauts d’un bon mètre s’allongeait sur cinq malheureux petits mètres.
Nos trois larrons étaient totalement rendus, le moral dans les chaussettes.
Fin de la première partie