Kement-ma holl oa d’ann amer
Ma staote war ho c’hlud ar ier.
Tout ceci se passait du temps
Où, sur leur perchoir,
pissaient les poules.
Je ne vous ai pas encore dit leurs noms.
C'étaient Fanch Vraz, de Kerautret, Luch ar Bitouz, du Minn-Camm, et les deux frères
Troadek, de Kerelguin.
Tous, gens résolus et sans soucis, que la présence d'un cadavre n'était pas pour
impressionner.
Fanch Vraz sortit de la poche de sa veste un jeu de cartes qui ne le quittait
jamais.
Joueurs de cartes - huille de Barranger
- « Coupe ! » dit-il à Guillaume Troadek.
Et voilà le jeu en train.
Une heure durant, on joua, on but, on jura et sacra.
En entrant, les gars n'étaient ivres qu'à demi; ils l'étaient maintenant tout à fait, sauf
le plus jeune des Troadek.
Jeune breton - crayon de couleur - Christian LE GALL
Celui-là avait un peu plus de pudeur que les autres.
- « Tout de même, garçons », dit-il, « Ce n'est pas bien ce que nous faisons là. Ne
craignez-vous pas que nous ayons à nous repentir de nous comporter ainsi à l' égard d'un mort ? Nous n'avons seulement pas récité un De profundis pour le repos de son âme.
»
- «Ho ! ho ! ho ! » ricana Luch ar Bitouz, «l' âme de Lõn Ann Torfado ! Si tant est qu'il
en ait jamais eu une, elle aimerait mieux jouer et boire avec nous, que d'entendre réciter des De profundis ! »
- « Sacré Dei, oui ! » appuya Fanch Vraz. « C'était un fier chenapan que ce Lôn. Je suis
sûr, tout mort qu'il est, que, si on lui proposait une partie, il l'accepterait encore. »
- « Ne dis pas de ces choses, Fanch. »
- « Nous allons bien le voir ! »
Joignant le geste à la parole, il brassa les cartes, et, comme c' était lui la donne, au
lieu de quatre jeux, il en fit cinq.
- « Vieux Lõn ! » cria-t-il, « il y en a un pour toi. »
Alors se passa une chose terrible à dire.
Le mort, dont les mains étaient jointes sur la poitrine, laissa glisser peu à peu son bras
gauche jusqu' à la table des joueurs, posa la main sur les cartes qui lui étaient destinées, les éleva au-dessus de son visage, comme pour les regarder, puis en fit tomber une, pendant qu'une
voix formidable hurlait par trois fois :
- « Pique et atout, damné soi-je ! Pique et atout ! Pique et atout !
»
Nos quatre lurons, d' abord pétrifiés par l'épouvante, eurent vite fait de trouver la
porte.
Et ce ne fut pas Fanch Vraz, malgré toute sa forfanterie, qui demeura le
dernier.
Ils se précipitèrent devant eux, dans la nuit, sans se demander quelle route il
faisait.
Campagne bretonne - LEGOUEZ
Jusqu' à l'aube, ils vaguèrent ainsi, par les champs, semblables à des taureaux
affolés.
Lorsque avec le jour, ils regagnèrent enfin chacun leur maison, ils avaient autour du cou
la couleur de la mort.
Fanch Vraz expia dans la semaine.
Les autres en réchappèrent, mais après avoir tremblé pendant près d'une année d'une fièvre mystérieuse dont ils ne purent guérir qu' à force d'absorber de l'eau de la fontaine de Saint Nicolas des eaux.