Un jour que Jelotte était allée avec Jean se promener sur les bords d’une rivière, ils rencontrèrent une petite vieille, debout près de la rive qui pleurait tout en se lamentait.
Elle tenait en laisse un loup et une chèvre, et avait un chou dans la main.
— « Qu’avez-vous donc, ma bonne femme ? » lui dit Jelotte.
— « Oh ! Je suis bien malheureuse et bien à plaindre », répondit la vieille. « La reine des fées, pour me punir d’une indiscrétion, m’a ordonné de passer de l’autre côté de la rivière, isolément, le loup,
la chèvre,
et le chou
que vous voyez. Or, jugez de mon embarras : si je passe le loup en premier, la chèvre va manger le chou. Si au contraire, je commence par le chou, le loup va manger la chèvre. Enfin, si je passe la chèvre d’abord, je serai obligée d’y porter ensuite ou le loup ou la chèvre, et le résultat sera le même. Il existe cependant un moyen ; mais voilà près de deux heures que je le cherche sans pouvoir le découvrir. »
— « Ne pourrions-nous pas vous aider », dit Jelotte, « en empêchant par exemple, la chèvre de manger le chou, pendant que vous passeriez le loup ? »
— « Non », répondit la vieille, « je dois être seule à faire la besogne. Seulement vous pouvez m’aider à trouver le moyen de réussir. Et si vous y parvenez, comme je suis fée, vous n’aurez qu’à formuler un vœu et, quel qu’il soit, je l’exaucerai. »
Jelotte songea au bonheur qu’elle aurait à faire donner de l’esprit à son innocent et, aussitôt, elle adressa tout bas une fervente prière à la Vierge. Ensuite elle réfléchit comment elle pourrait venir en aide à la fée.
Tout à coup elle s’écria :
— « Pouvez-vous rapporter un animal porté sur l’autre rive ? »
— « Certainement », répondit la fée.
— « Alors, j’ai trouvé ! » dit la femme toute joyeuse.
— « Comment cela ? » reprit la fée vivement intriguée.
— « Voici : vous portez premièrement la chèvre. Pendant ce temps le loup ne mangera pas le chou. Puis vous entraînez le loup; mais vous rapportez la chèvre que vous laisserez alors pour prendre le chou que vous portez près du loup. Enfin la chèvre sera l’objet du quatrième voyage. »
— « C’est cela ! C’est cela ! » Dit joyeusement la fée en frappant des mains, en sautant et en riant comme une folle. Quand elle se fut un peu calmée, elle se tourna vers Jelotte en disant :
— « Eh bien ! Maintenant que désires-tu ? »
— « Que vous donniez de l’esprit à ce pauvre gars qui est mon mari. »
La fée toucha aussitôt de sa baguette la figure de le Diot qui changea immédiatement d’expression alors que son chapeau disparaissait.
Son aspect était beaucoup plus jeune, ses yeux brillèrent d’un éclat inaccoutumé et il se mit à remercier la fée et sa femme dans les termes les plus convenables, comme si toute sa vie, il avait été l’homme le plus aimable du monde.
Il devint aussi spirituel qu’il avait été bête, aussi savant qu’un maître d’école et plus madré qu’un notaire.
Tous les habitants du pays ne firent plus rien sans le consulter, et dans toute sa commune on le considéra comme le personnage le plus important du bourg.
Sa femme et lui furent au comble du bonheur : ils eurent de beaux enfants, doux et bons comme leur mère, et qui eurent suffisamment de cervelle pour faire leurs affaires, puisqu’ils sont aujourd’hui les plus riches bourgeois de la contrée.
(Conté par Pierre Brunel, âgé de 66 ans, maréchal-ferrant au bourg de Poligné.)