Dans la série des contes
de basse-Bretagne
EWENN CONGAR
Troisième Partie
Mais, quand on en fut à la dernière pièce de six francs, le bonhomme dit à son fils :
— « Voilà que nous n’avons plus d’argent, mon fils, et nous allons retomber dans la misère, comme devant. »
— « Ne vous inquiétez pas de cela, mon père, car si vous vous êtes privé pour m’envoyer à l’école, j’y ai profité, comme vous le verrez bientôt, et je ne vous laisserai manquer ni d’argent ni de rien autre chose. »
Il avait, en effet, étudié les livres du magicien et y avait appris bien des secrets.
— « Demain matin, mon père, vous irez à la foire de Lannion, pour y vendre un beau bœuf. »
— « Et où le prendrai-je, ce bœuf ? Je n’ai plus, depuis longtemps, ni bœuf, ni vache, ni veau. »
— « Peu importe d’où il viendra, mais demain matin, en vous levant, vous trouverez à votre porte un bœuf superbe ; vous le conduirez à la foire de Lannion et en demanderez deux cents écus, et vous les aurez, sans en rien rabattre. Mais retenez la corde. »
— « La corde se vend ordinairement avec la bête », dit le vieillard.
— « Ne lâchez pas la corde, vous dis-je, ou vous m’exposeriez à un grand danger. Vous m’entendez bien, rapportez la corde à la maison. »
— « C’est bien, je la rapporterai, quoique cela ne se fasse pas ordinairement. »
Le lendemain, de bonne heure, le bonhomme trouva, en effet, un magnifique bœuf à sa porte.
Il lui passa une corde toute neuve au cou.
Et il prit avec lui la route de Lannion, sans s’inquiéter de ce qu’était devenu son fils, ce matin-là.
Or, le bœuf c’était son fils lui-même, qui avait appris, dans les livres du magicien, à se changer, à volonté, en toutes sortes d’animaux.
Dès que le bœuf arriva en foire, tous les marchands et les bouchers qui se trouvaient là vinrent le marchander.
— « Combien le bœuf, bonhomme ? »
— « Deux cents écus, et la corde à moi. »
— « Vous déraisonnez ; dites cent cinquante écus, et nous nous frapperons dans la main et boirons bouteille ensemble. »
— « Je ne rabattrai pas d’un liard. »
— « Eh bien ! Votre bœuf vous restera, et voilà tout. »
Tous les marchands et les bouchers avaient visité et tâté le bœuf et fait leurs offres, et comme le vieillard en demandait toujours deux cents écus, sans en rien rabattre, ils s’en allaient ailleurs.
Après la fin de la foire, au moment où le soleil allait se coucher, un marchand inconnu, aux cheveux rouges comme flamme et aux yeux vifs et perçants, s’approcha aussi, considéra le bœuf et demanda :
— « Combien le bœuf, bonhomme ? »
— « Deux cents écus et la corde à moi. »
— « C’est bien cher ; mais, l’animal me plaît, j’en ai besoin et voici les deux cents écus. Donnez-moi la corde, que je l’emmène. »
— « Non, je vous ai dit que je gardais la corde. »
— « Mais, la corde se donne toujours avec la bête vendue, vieil imbécile. »
— « Je ne donnerai pas la corde, vous dis-je, et si cela ne vous convient pas, rien n’est fait ; vous garderez votre argent et moi, je garderai mon bœuf. »
— « Eh bien ! Va-t’en au diable, alors, avec ta corde, et qu’elle serve à te pendre ! »
Et il s’en alla.
Le bœuf fut vendu à un boucher de Morlaix, qui l’emmena avec lui et le mit dans son étable, pour l’abattre, le lendemain.
Mais, le lendemain matin, le bœuf avait disparu de l’étable, et Ewenn Congar était de retour chez son père.
Pendant que durèrent les deux cents écus, le père et le fils menèrent encore joyeuse vie, et leurs amis en eurent aussi leur part.
Quand on en fut à la dernière pièce de six francs, le jeune homme dit encore à son père :
— « Demain matin, mon père, vous irez à la foire de Bré, pour y vendre un cheval. »
— « Et où veux-tu que nous le prenions, ce cheval ? »
— « Ne vous inquiétez pas de cela ; il viendra d’où est venu le bœuf, et vous le trouverez, demain matin, à votre porte. Vous en demanderez trois cents écus, sans en rabattre un liard, et vous les aurez. Mais, comme pour le bœuf, ne laissez pas aller la bride avec le cheval ; rapportez-la à la maison, ou il vous en coûtera, et à moi aussi. »
— « C’est bien », répondit le bonhomme, « je rapporterai la bride, puisque tu le veux, bien que ce ne soit pas dans les usages du pays. »
Le lendemain matin donc, le père Congar se rendit à la foire de Bré, (Bré est une montagne, près de la ville de Guingamp, sur laquelle il se tient de belles foires de chevaux, de bœufs et de vaches), monté sur un beau cheval, dont il était tout fier.
Bien des marchands de Cornouaille et de Léon et de Tréguier vinrent visiter et marchander le cheval.
Mais, comme le bonhomme ne voulait rien rabattre de trois cents écus, ils trouvaient tous que c’était trop cher, bien que la bête leur plût fort, et ils s’en allaient.
Vers le soir, vint aussi le marchand inconnu qui avait marchandé le bœuf, et il demanda comme les autres :
— « Combien le cheval, bonhomme ? »
— « Trois cents écus et la bride à moi. »
— « C’est cher, pourtant le cheval me plaît et je t’en donnerai trois cents écus, sans marchander, mais tu me laisseras la bride, comme cela se fait toujours. »
— « Non, je garderai la bride, sinon, rien n’est fait. »
— « Mais, vieil idiot, la bride se vend toujours avec le cheval. »
— « Libre aux autres de faire ainsi, mais, moi, je veux vendre mon cheval et garder la bride. »
— « Eh bien ! Que le diable vous emporte, toi et ton cheval, avec la bride. »
Et il s’en alla là-dessus, fort en colère.
Le cheval fut vendu, un peu plus tard, à un maquignon normand, qui l’amena à Guingamp, où il le mit à l’écurie, avec plusieurs autres chevaux pour y passer la nuit et se remettre le lendemain en route.
Mais, le lendemain matin, il manquait un cheval au marchand, sans qu’il pût savoir ce qu’il était devenu.
C’était Ewen Congar, qui, grâce aux secrets qu’il avait appris dans les livres du magicien, s’était changé, cette fois, en cheval, puis était retourné chez son père, sous sa forme naturelle.
Quand les trois cents écus furent épuisés, Congar, sous la forme d’un âne, se fit encore conduire par son père à la foire de Bré, en lui recommandant de le vendre deux cents écus et d’avoir bien soin de retenir toujours la bride.
Le même marchand inconnu vint marchander l’âne.
— « Combien l’âne, bonhomme ? »
— « Deux cents écus. »
— « Deux cents écus, c’est bien cher pour une bourrique ; mais, je n’aime pas à marchander, voilà deux cents écus et donnez-moi l’âne. »
Et il monta aussitôt sur la bête.
— « Holà ! dit le bonhomme, il faut me laisser la bride. »
— « Trop tard, mon vieux ! » répondit l’autre, ironiquement.
Et il se mit à battre l’âne à coups de bâton et partit au galop.
Fin de la troisième partie