Triste destin de Jobic « Le Diod »
FIN
J’ai été déposer mes outils dans ma chambre, et puis, je me suis lavé. Je ne sais pas si j’avais transpiré parce que j’avais trop couru ou bien parce qu’Anna m’avait fait une bise, en tout cas, je n’avais jamais autant transpiré avant.
Maman n’était pas là. Elle devait être aux champs. Elle travaille dur toute la journée. Il est bien rare qu’elle rentre avant moi à la maison. Comme je m’ennuyais tout seul, je suis sorti pour aller boire un coup chez la Jeannette.
Elle tient le petit bistrot sur la place de l’église,
à deux pas de la mairie, et à dix pas de l’école primaire.
Autant dire que c’est mon deuxième chez moi. C’est bien simple, depuis que je suis né je n’ai jamais rien connu d’autre que la maison, l’école primaire, la mairie, l’église et... chez la Jeannette.
Toute ma vie se résume ainsi.
Je l’aime bien la Jeannette, elle n’est plus très jeune mais elle est gentille aussi. Quand je suis rentré dans le troquet j’ai lancé ma phrase habituelle:
- « Salut la compagnie! »
- « Et un lait, pour « Le Diod »!, me répondent à chaque fois tous les autres en chœur.
Qu’est-ce qu’on rigole. Il n’y a que la Jeannette qui ne rigole pas. Elle, elle répond toujours calmement.
- « Bonjour mon p’tit Jobic ».
Ce jour-là dans le petit bistrot, il y avait Dédé, Yannick, Ferdinand et le Lucien qui faisaient une partie de manille
à l’une des quatre tables du troquet, celle du fond, toujours la même. Maman me dit souvent qu’elle ne veut pas que je leur parle, que ce n’est qu’une bande de bons à rien.
Pourtant, à la manille, ils sont vachement bons, les meilleurs du village, et peut-être même du canton si ça se trouve.
Vous me direz, c’est normal, vu qu’ils ne font que ça de la journée. Enfin, quand je dis qu’ils ne font que ça, je mens un peu, entre chaque donne, ils se jettent un p’tit coup de « gwin ruz » (vin rouge) derrière la cravate, comme ils disent. Ils prétendent que ça porte chance.
J’aimerais bien goûter à la chance moi aussi. Mais maman, elle dit que de cette chance là je n’en ai pas besoin. Alors la Jeannette, elle me sert un grand verre de lait
je le bois en les regardant jouer et se remplir de chance.
Avant la guerre, j’avais le droit à de la limonade. C’est bon, ça pique, mais maintenant il n’y en a plus. Alors je bois du lait, mais le lait, ça ne pique pas, ce n’est pas de chance.
Au bout du comptoir, il y avait le « baron » et la « baronne » qui discutaient avec Charles Le Masquer.
Ils sont marrants le baron et la baronne. Lui, c’est un grand type tout mince avec une grosse moustache et elle, une petite boulotte qui a toujours une jupe qui lui arrive au niveau des genoux et qui y rejoint des gros bas de laine, même en été. Elle est rigolote.
En fait son vrai nom à lui c’est Yvon Baron et elle c’est Soizig.
Comment dire ?
Elle habite avec lui. Ils se promènent tout le temps avec une brouette remplie de litrons de chance plus ou moins vides. Euh..., plus souvent vides que pleins quand même.
Ils dorment dans une cabane en pierres dans les bois
à deux kilomètres du bourg, sur la route de Plouénan. Je ne sais pas comment ils font pour rentrer chez eux. En tous cas moi, je ne vais jamais chez eux. Il y a tellement de ronces et d’orties qu’il me faudrait une matinée entière avec ma faucille pour pouvoir atteindre la porte d’entrée.
Le vieux Le Masquer
parlait très fort, pas étonnant, ce n’est qu’un gros ronchon. Il n’est jamais de bonne humeur. Toujours à se plaindre des autres. Et sui-ci a fait cela, et sui-là a fait ceci. Je suis l’un des rares qu’il n’engueule pas. C’est peut-être parce que je ne lui adresse pas la parole, sauf pour dire bonjour ou bonsoir bien sûr. Maman m’a appris à être poli. A vrai dire, il m’impressionne. Il faut dire que c’est le père de Monsieur le Maire, mon patron.
Cela faisait un moment que je regardais la partie de carte. En relevant les yeux vers la porte d’entrée, je me suis rendu compte que le soleil descendait dans le ciel et enveloppait le village d’une douce couleur rougeâtre. Pas un client n’était rentré dans le bar de la Jeannette depuis au moins deux heures, mais pas un n’en était ressorti non plus.
Soudain, trois camions comme celui-là,
firent une entrée tonitruante sur la place de l’église face au bar de la Jeannette. Trois camions remplis de boches. Fallait les voir s’agiter comme des fourmis. Dès que les véhicules se sont arrêtés, ils ont tous sautés à terre à la vitesse de l’éclair. Leur commandant n’arrêtait pas de crier, trois des soldats se précipitèrent vers le petit bistrot.
Ils faillirent défoncer la porte ces crétins. Ce n’est pas Dieu possible, on ne leur a jamais appris à entrer dans un bar, chez eux ? Hé, si ça se trouve, peut-être bien qu’ils n’ont pas de bistrots, chez eux ? Si c’est ça, cela ne m’étonne plus qu’ils soient venus chez nous alors. Parce qu’ici, question bar, ce n’est pas ce qui manque.
- « Tous les hommes dehors ! » Cria le commandant.
Dédé, Yannick, Ferdinand et le Lucien avaient posé leurs cartes sur la table et sortirent à la file indienne. Le père Le Masquer sortit en leur emboîtant le pas, mais en grommelant, comme à son habitude. Le Baron, sans doute par manque de chance, trébucha sur la marche du pas de porte et s’étala de tout son long devant le café. J’avais éclaté d’un fou rire à m’en faire cracher ma gorgée de lait.
- « J’ai dit tous les hommes dehors ! Tu ne comprends pas le français ? » Répéta l’allemand en me regardant et en serrant son fusil encore plus fort contre lui.
- « Du calme soldat ! Ce n’est pas de sa faute, » dit la Jeannette. « Il est un peu simplet, il ne faut pas vous énerver ! Je vais lui parler et il va venir ! Jobic, tu veux bien rejoindre les autres dehors s’il te plaît ? »
- « Moi ? » Répondis-je incrédule en me dirigeant vers la sortie.
Mince alors, c’est la première fois que quelqu’un me traite en homme comme les autres. Finalement on dit beaucoup de choses sur les boches, mais ils ne sont pas tous aussi méchants qu’on le croit.
Les allemands nous conduisirent à l’école primaire et nous firent entrer dans la salle de classe des CE1.
Monsieur le Maire, Monsieur le curé et Monsieur Le Drihan, l’instituteur, nous y attendaient.
Personne ne savait ce qui se passait. Au bout d’une dizaine de minute, le commandant allemand avec sa jolie casquette est venu nous parler.
- « On a découvert un de nos camarades dans un champ ! Assassiné ! Et cela, à deux pas du village ! » Nous dit-il avant de rajouter dans la seconde qui suivie. « Nous vous gardons tous les dix comme otages. Si demain matin, au lever du soleil, le coupable ne s’est pas livré, vous serez fusillés sur la place de l’église à titre d’exemple. »
Je n’avais pas très bien compris ce qu’il avait voulu dire. Je me demandais bien pourquoi il avait parlé de nous ôter notre âge. Je ne savais pas qu’on pouvait faire cela. Ce n’est vraiment pas de chance, juste le jour où je venais d’avoir vingt ans.
Je m’en suis inquiété auprès de Monsieur Le Drihan. Il connaît tout l’instituteur, c’est normal, sinon, comment il pourrait apprendre tant de choses aux autres.
- « Dites Monsieur Le Drihan! »
- « Oui Jobic. »
- « Si les allemands m’ôtent mon âge, quel âge je vais avoir alors ? »
- « Pardon ? »
- « Le type là, il a dit qu’il nous gardait en « ôte âge ». Alors je me demande quel âge je vais avoir après ? »
- « Sacré Jobic va ! On ne peut pas te l’enlever ton âge ! »
- « Ah bon ? »
- « Garder en otages jusqu'à demain, cela veut dire qu’ils nous gardent prisonniers dans la classe toute la nuit. »
- « Ah ! C’est comme si on était puni et qu’on devait rester en retenue alors ! »
- « Si tu veux oui ! C’est un peu cela ! » Me dit-il en souriant.
Les explications de Monsieur Le Drihan, bien que claires, m’amenaient d’autres questions.
- « Mais ? »
- « Oui Jobic. »
- « Pourquoi est-ce qu’on est puni ? On n’a rien fait de mal ! »
- « Nous non, mais quelqu’un d’autre oui. Comme il ne sait pas qui c’est, il nous puni à sa place. »
- « Ce n’est pas juste ça. Il est méchant cet allemand, bête... et méchant. »
Ne sachant trop quoi faire, je me suis assis à la place que j’occupais quand j’étais enfant. Ce n’est pas croyable ! Je ne me souvenais pas que le banc fût si petit. Il a du s’user avec le temps. J’ai posé mes bras sur le pupitre, puis ma tête sur mes bras et je me suis endormi.
Au petit matin le soleil brillait de nouveau dans le ciel. On entendait les oiseaux chanter. Une belle journée venait de débuter. Et ce, jusqu'à ce que l’autre imbécile à la casquette soit revenu nous voir.
- « Messieurs, à mon grand regret, je vous informe que personne ne s’est livré ! Dans une heure, vous serez tous fusillés ! »
Quoi ? Fusiller les meilleurs joueurs de manille du canton ? Et Monsieur Le Drihan, Monsieur le Maire, Monsieur le curé ? Mais il est fou celui-là. Il fallait que je fasse quelque chose pour empêcher cela ! Mais quoi ? Soudain, j’ai eu une idée. Il a bien dit que si quelqu’un se dénonçait, il ne fusillerait personne. Alors, je me suis mis à parler.
- « C’est moi Monsieur l’allemand ! » Dis-je devant les autres médusés.
- « Pardon ? » Me demanda-t-il.
- « C’est moi qui l’ait tué le boche ! »
- « C’est toi ? » Répéta-t-il l’air ahuri.
- « Ne l’écoutez pas comaandant ! » Dit Monsieur le Maire. « C’est Jobic, notre innocent local ! Il dit n’importe quoi ! D’abord Jobic, je te l’ai déjà dit, on ne dit pas le boche, on dit Monsieur ou le soldat.»
- « Je sais bien c’que je dis ! C’est moi qui l’ai tué le Monsieur soldat boche ! »
- « Et comment l’aurais-tu tué ? Avec un pistolet ? » Me questionna l’autre imbécile.
- « Vous ne dites que des bêtises vous ! Où c’est que j’aurais trouvé un pistolet moi, à votre avis ? Non, je lui ai juste planté une fourche dans le dos ! Tout simplement, tout simplement !»
- « Mais ? Comment sais-tu ça toi ? » Me demanda l’officier en criant.
- « Gast ! Parce que c’est moi qui l’ai tué c’te question ! Il comprend rien c’ui-là.»
- « Qu’est-ce que tu racontes Jobic ? » Me dit Monsieur le curé. « C’est toi qui l’a tué ? Mais ? Quand l’aurais-tu tué ? »
- « Hier après-midi! Dans le champ de maïs du père Fanch ! »
- « Mais pourquoi avez-vous assassiné ce soldat, jeune homme ? » Me demanda l’allemand.
- « Parce que... »
Zut ! J’allais lui parler d’Anna,
et devant son Grand-Père et son Père en plus. Ils me bousculent avec leurs questions. A parler comme ça, j’ai bien failli oublier qu’Anna, m'avait demandé de ne rien dire. Si je leur parle d’Anna, elle ne voudra plus me faire de bisous, c’est sûr. Il faut que je trouve autre chose.
- « Parce que... le boche, il ne m’a pas dit bonjour ! Vous vous rendez compte ? »
- « Quoi ? » Dit le gradé teuton.
- « Et oui ! Je sais que c’est incroyable ! Mais... ! Il est passé à côté de moi et il ne m’a même pas dit bonjour ! Pas poli ce gars-là ! Il est parti pisser dans le champ de maïs ! Je l’ai suivi ! C’est alors que j’ai vu la fourche du père Fanch !
Je l’ai prise ! Et je la lui ai plantée dans le dos ! D’un coup sec ! Il est tombé à plat ventre ! Il ne bougeait plus ! »
- « Comme ça! Parce qu’il ne t’a pas dit bonjour ! » Lança Monsieur le Maire.
- « Mais il est fou ce gamin ! As-tu quelque chose à rajouter ? » Me demanda le demeuré.
- « Oui ! Une fois que j’ai été bien sûr qu’il ne bougerait plus, j’ai remis la fourche où je l’avais trouvée, je ne voulais pas que le père Fanch s’inquiète. C’est que c’est embêtant quand on ne trouve plus sa fourche. »
- « Et qu’as-tu fait ensuite Jobic ? » Me demanda Monsieur Le Drihan avec de grands yeux.
- « Je suis rentré directement chez moi ! Mais, comme je m’ennuyais, j’ai été passer le temps chez la Jeannette ! »
- « Emmenez-le ! » Hurla l’officier à ses hommes.
- « Attendez Monsieur l’officier ! » Cria Monsieur le curé en s’interposant devant les soldats. « Il n’a pas toute sa tête ! Ce n’est qu’un enfant. »
- « L’homme qu’il a tué était plus jeune que lui Monsieur l’abbé! Poussez-vous! Soldats, emmenez-le dehors! »
Deux militaires m’ont traîné dehors. Ils m’ont attaché les mains derrière le dos et conduit devant le mur en pierre du cimetière.
Après, ils se sont alignés face à moi à environ dix pas. Presque tout le village était là. Mais j’avais beau chercher, je ne voyais ni Anna, ni le père Fanch. Ma mère pleurait
dans les bras de mes frères. Ils m’ont mis un bandeau noir sur les yeux. J’ai entendu l’allemand à la jolie casquette crier.
- « En joue! Feu ! »
Leurs fusils ont claqués chacun leur tour. Ensuite..., ensuite je ne me souviens plus très bien. Le soleil brillait ça c’est sûr car sa lumière était aveuglante. Et puis, comme dans un rêve, je ne voyais plus qu’une chose, Anna,
allongée dans le champ et ses jolis tétons que j’aurais tant aimé toucher.
J’ai entendu un bruit de bottes qui s’approchait lentement de moi et aussi la voix de Grand-Père Marcel qui me disait de plus en plus bas:
- « La der des ders ! C’est uniquement pour ceux qui y restent gamin ! Uniquement pour ceux qui y restent! Uniquement pour ceux qui y restent... »
Il y eu un dernier coup de feu et puis plus rien.