Troisième Partie
Année 1955
19 janvier, il fait beau mais il fait froid, cela va bientôt faire dix jours que je suis rentré à la maison, j’ai passé Noël et le 1er de l’an à l’hôpital pour la deuxième fois de ma vie, la première c’était en 1939 et je pensais que cela ne m’arriverait plus jamais.
Je regarde par la fenêtre, la mer est calme mais loin d’être reposante, les mouettes et les goélands
font beaucoup trop de bruit.
24 janvier, Marie-Louise est allée faire un tour au marché à Auray, du côté des halles.
Les halles couvertes au début du siècle
Elle n’a pas son permis de conduire, aussi c’est Bertrand et Jeanne Le Garrec qui l’ont emmenée avec eux, dans leur 2 CV rutilante.
Il paraît qu’il y a beaucoup de personnes qui lui ont demandée de mes nouvelles.
Elle est bien gentille Marie-Louise, j’ai eu de la chance d’avoir une femme comme elle, mais à part elle, je ne veux plus voir personne, je ne suis pas un spectacle de foire et je n’ai rien à faire de leur pitié à tous.
Elle m’a acheté des bouquins pour passer le temps, alors je lis et le temps passe.
14 février, j’en ai marre de lire, je regarde la mer, elle me manque, elle a des reflets verdâtres qui sont dus à la couleur grise du ciel.
Elle est belle ! Je me souviens étant enfant, je courrais dans les vagues, c’était le bon temps. Dites bien aux enfants de profiter du temps présent, de ne pas se soucier de l’avenir.
Il faut profiter de la vie pendant qu’elle est agréable, après c’est trop tard, à quoi bon vouloir changer les choses, ce qui devait arriver arriva, on a beau se dire et si j’avais été cinquante centimètres plus à gauche ou plus à droite, cela ne sert à rien.
Ainsi va la vie sans se soucier des si.
19 février, Marie-Louise vient de m’annoncer la visite de notre petit garçon dans un mois jour pour jour ou presque, pour le dimanche 20 mars exactement.
Il me manque, j’espère qu’il ne vient pas me voir par pitié, depuis le temps que je n’ai pas eu de nouvelle de lui.
Louis-Vincent a tenu pendant quelques années l’hôtel restaurant des Korrigans à Gourin, dans la grande rue.
Et puis un beau jour comme beaucoup de gens de ce petit village, il est partit faire fortune de l’autre côté de l’Océan, aux Amériques, à San Francisco je crois, à moins que ce ne soit Los Angeles, je ne sais plus trop, faudra que je demande à Marie-Louise.
C’était il y a quatre ans, à moins que cela ne fasse cinq, oui c’est cela, cinq ans déjà, il paraît qu’il est riche maintenant, tant mieux pour lui, j’espère qu’il en profite bien au moins.
Dehors, la pluie et l'orage balaient l’océan
et le lavent de toutes ses impuretés.
Généralement on dit que c’est un temps à rester au lit, qu’est-ce qu’on peut dire comme bêtises parfois.
Ma lecture me mettait mal à l’aise, j’ai relevé la tête et bizarrement, le temps c’était mis à la pluie, comme s’il avait voulu se mettre au diapason du récit.
Grand-père n’avait plus rien écrit jusqu’au 21 mars, le lendemain de la visite de mon père.
21 mars, je ne suis plus tout seul, j’ai de la compagnie, je suis obligé de tout écrire, c’est qu’il comprend tout ce que je dis l’animal.
Hier, j’ai eu la visite de l’enfant prodige, à moins que ce ne soit l’enfant prodigue, enfin peu importe.
Il est pas venu tout seul, je crois qu’elle s’appelle Margareth, à moins que ce ne soit Anne-Henriette, je ne sais déjà plus, en tout cas elle est charmante, j’espère que cette fois-ci c’est la bonne. Je suis content, ils ont l’air heureux tous les deux.
En lisant les mots de grand-père décrivant la visite de mes futurs parents, j’avais l’impression d’avoir été présent ce jour-là, et dire qu’en fait j’étais là, mais sans être là, enfin, vous voyez ce que je veux dire, des frissons remontaient le long de ma colonne vertébrale ...
Il m’aurait suffi de fermer les yeux pour tous les voir, les sentir, les entendre...
- « Bonjour, mon petit, comme tu m’as manqué toutes ces années. »
- « Bonjour, maman, tu me manques aussi tu sais. »
- « Qu’est-ce que tu as maigri ! Je suis sûre que tu dois manger que des cochonneries là-bas ! »
- « Maman, tu exagères, j’ai dû prendre au moins trois kilos depuis que l’on ne s’est pas vu. »
- « Mais, tu n’es pas venu tout seul, rentrez donc mademoiselle, ne restez pas dehors, Louison, aurais-tu oublié ce que je t’ai appris ? Comment qu’ils vivent les américains ? Ils t’ont fait oublier les bonnes manières ou quoi ? Santez Anna, bonne mère, mais que fais-tu chez ces sauvages ? Oh, pardon mademoiselle, ce n’est pas ce que je voulais dire, euh...je ne pensais pas à vous. »
- « Maman, je t’en prie... »
- « Non laisse, chéri, ce n’est pas grave, je comprends qu’une mère ait envie d’avoir son petit enfant chéri plus souvent auprès d’elle. »
- « Comment vous appelez-vous ma chère enfant ? »
- « Elisabeth, madame, je suis ravie de faire votre connaissance, Louis-Vincent n’arrête pas de me parler de vous. »
- « Dit moi maman, et papa, comment va-t-il ? »
- « Il ne va pas très bien, depuis son accident il n’est plus le même, lui qui était si actif autrefois, il n’a plus goût à rien. Et puis, il y a les médecins qui disent qu’il est très malade. »
- « Malade, qu’est-ce qu’il a ? »
- « Je ne sais pas, je ne comprends pas bien tu sais, je n’ai pas eu la chance d’avoir autant d’instruction que ton père. Il paraîtrait que c’est peut-être bien la maladie d’« Al sert meurt », et que petit à petit il perd la tête, le pauvre comme s’il n’avait pas déjà assez souffert comme cela ! A moins que ce ne soit une « tu meurs », il faudrait qu’il fasse des examens approfondis pour voir s’il n’aurait pas une « tu meurs » au cerveau, mais tu connais ton père, il est têtu comme une mule et quand il veut pas, y a rien à faire.»
- « Je peux aller le voir. »
- « Mais oui, je suis sûr qu’il fait semblant de dormir, mais il sait très bien que tu es là. »
- « Attends, j’ai un cadeau pour lui, je retourne le chercher dans la voiture. »
Frappant à la porte de la chambre de mon grand-père, mon père entre sans attendre la réponse.
- « Bonjour, papa »
- « Bonjour fiston approche toi, vient m’embrasser. »
- « Est-ce que ça va ? »
- « On fait aller, l’important c’est de garder le moral, une chose est certaine, t’es plus grand que ton père maintenant. Ah ! ah ! ah ! Mais qu’est-ce que tu caches là ? , une cage ? »
- « C’est un cadeau que je t’ai acheté au puces à Paris avant de venir. »
- « Eh bien, il n’est pas bien gros ton corbeau, tu t’es fait avoir, p’tit couillon. »
- « Ce n’est pas un corbeau, papa, c’est un mainate, un oiseau qui parle, il te tiendra compagnie. Quant à sa taille, je te rassure il est parfaitement normal. »
- « Un oiseau qui parle, qu’est-ce qu’on ne fait pas de nos jours, de mon temps les oiseaux étaient fait pour voler. »...
Je me suis mis à regarder ma montre machinalement, il était 20h45, je n’avais pas faim, j’avais juste envie de finir de dévorer les textes de grand père.
Le soleil commençait à lécher l’horizon, la mer et le ciel flamboyaient de concert,
c’était presque aussi beau qu’une aurore boréale.
Pour un amoureux de la mer et de la nature, la chambre de grand-père était un vrai paradis, la vue était un véritable don du ciel.
Comment pouvait-on encore douter de l’existence de Dieu devant une telle beauté.
24 mars, m’étonne pas qu’on l’ai appelé « Mépate » cet oiseau-là, il est incroyable, il répète tout ce que je dis et pas que « Coco » ou « Allo » comme un bête perroquet, c’est vraiment étonnant...
Il me plaît. En plus, un perroquet c’est plutôt statique alors que « Mépate » il bouge tout le temps. Oui vraiment, je l’adore.
3 avril, ce matin c’est « Mépate » qui m’a réveillé, il disait :
« beau temps, beau temps », tu parles on y voyait pas à 10 mètres, un brouillard à couper au couteau, de mémoire de marin je n’ai jamais vu cela.
Ah si j’avais pu rencontrer « Mépate » plus tôt, qu’est-ce qu’on aurait comme souvenir à se raconter. Je me souviens tien, c’était un 3 avril aussi, en 38, qu’est-ce qu’il faisait chaud, faisait au moins 32 degrés, j’aurais pu cuire un œuf sur le pont en fer du bateau, enfin mis à part qu’il était en bois.
12 avril, enfin le printemps, Marie-Louise a ouvert la fenêtre, mais je suis condamné à rester à l’intérieur, il paraît que je n’ai même pas le droit de sortir tout seul en fauteuil, je serais capable de faire des bêtises.
Qu’est-ce qu’ils peuvent bien dire comme âneries ! De toute façon s’ils avaient dit oui je serais bien embêté...je sais plus à quoi ça ressemble un fauteuil.
Je suis triste, pas pour moi mais pour « Mépate », il fait beau et il reste en gage.
Je ne peux pas lui faire cela, un oiseau ce n’est pas fait pour parler, c’est fait pour voler, j’ai ouvert la porte de sa cage…mais il ne s’est pas envolé. Il est resté à me regarder en disant : « Erwan...ami, Erwan...ami ».
C’est chouette d’avoir un copain comme « Mépate », n’empêche je n’en démords pas, un oiseau c’est fait pour voler.
17 avril, cela va faire cinq jours que j’ai ouvert la porte de la cage et « Mépate » ne sort toujours pas.
Je ne sais plus si j’ai vu Marie-Louise aujourd’hui et puis je m’en fous du moment que j’ai « Mépate », lui au moins il me comprend, il sait ce que c’est que de rester enfermer alors que la fenêtre est ouverte et qu’il fait beau dehors.
Marie-Louise, elle, elle peut pas comprendre, ce n’est qu’une bonne vous savez, elle n’a pas beaucoup d’instruction. Enfin, faut reconnaître qu’elle fait bien la cuisine, aussi bien que le faisait ma regrettée première femme. Dieu ait son âme !
D’ailleurs Mépate aussi il est content de la bouffe, je l’entends assez me le dire, un vrai métronome, il connaît par cœur l’heure des repas.
13 mai, j’ai du mal à écrire, je ne trouve plus les mots, c’est « Mépate » qui me souffle, vais arrêter d’écrire. Parler ok, mais pas écrire.
La page suivante était entièrement blanche, je croyais être arrivé au terme du récit, j’étais de plus en plus mal à l’aise, j’avais l’impression de violer son intimité.
Je l’avoue, Dieu me pardonne, la curiosité m’a poussée, j’ai tourné une page de plus, le récit reprenait sous une nouvelle écriture.
J’étais content, triste… mais content.
29 mai, c’est Machin-Louise qu’y a trouvé la solution, je parle et elle écrit, j’espère qu’elle écrira bien tout ce que je dis, de tout façon elle a intérêt si elle ne veut pas aller en enfer, je lui ai fait jurer sur un bouquin, et même si ce n’est pas la bible, ce n’est pas grave, comme on dit c’est le geste qui compte.
Mais j’ai bien insisté, je ne veux pas qu’elle écrive en mon nom, je veux qu’elle écrive comme si c’était moi : à la première personne.
La seule liberté que je lui laisse c’est de corriger en bon français pour que tout le monde puisse comprendre.
En ce qui me concerne, si j’ai bien compris, les médecins sont formels, c’est une tumeur au cerveau, pour l’instant elle ne fait que la taille d’un œuf de moineau, mais elle grossit vite.
Il paraît que c’est pour ça que par moments je perds la tête, je n’avais pas remarqué. Vous ne savez pas... « Mépate » est toujours là, je me demande s’il est très intelligent ou très bête, pourquoi il ne s’envole pas ? Peut-être qu’on lui a brisé les ailes ? C’est sûrement ça, il doit avoir les ailes brisées.
Oui, mais dans ce cas-là il ne pourrait pas virevolter dans sa cage. C’est oiseau est un vrai mystère. On est sûr que c’est un oiseau au moins ? »
6 juin, j’ai de plus en plus mal à la tête, au début je me suis dit : c’est psychologique, mais non, la douleur persiste, sournoise, vicieuse.
Je ne supporte plus les cris des oiseaux et pourtant je les entends à longueur de journée depuis ma plus tendre enfance.
J’ai toujours vécu en compagnie des oiseaux marins, je n’aurais jamais imaginé que j’en arriverais à ne plus les supporter.
Le seul que j’arrive à supporter c’est « Mépate », oui mais voilà, je ne suis plus tout à fait sûr que « Mépate » est un oiseau, c’est peut-être un ange.
C’est sûrement ça, les anges ne sont pas blancs ils sont noirs, c’est trop marrant ! C’est Hitler et Mussolini qui auraient été surpris de cette affaire. Vous imaginez la scène, Dieu dans son infinie bonté décide de leur pardonner et eux ils refusent d’aller au paradis parce que l’ange qui doit les y amener est un « Mépate » tout noir. Bien fait pour eux, ils n’avaient qu’à pas crier, les cris me donne mal à la tête.
18 juin, ce matin je suis rentrée dans la chambre d'Erwan comme tous les matins, il faisait beau, j’ai ouvert les volets et j’ai laissé la fenêtre ouverte pour aérer, et je me suis retournée. Dans son lit, Erwan ne bougeait plus, il était enfin soulagé.
J’ai regardé l’oiseau noir, il me fixait tendrement,
il était sur le rebord de la cage, soudain il prit son envol, traversa la chambre,
franchit la fenêtre et s’éloigna vers l’océan orangé...