Dans la série des contes de basse-Bretagne
LE CHAT NOIR
Cinquième partie
Selaouit holl, mar hoc’h eus c’hoant,
Setu aman eur gaozic koant,
Ha na eus en-hi netra gaou,
Mès, marteze, eur gir pe daou.
Écoutez, si vous voulez,
Voici un joli petit conte,
Dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.
Il se glissa le long des murs des jardins et derrière les haies, arriva sans accident sur le rivage, se jeta à la mer, et ne tarda pas à se retrouver dans l’île, auprès de sa mère.
Celle-ci l’attendait, sur le rivage, et n’était pas sans inquiétude. Aussi, quand elle l’aperçut, qui nageait vers elle, poussa-t-elle un cri de joie.
— "Que je suis heureuse de te revoir, mon fils !" lui dit-elle, en l’embrassant tendrement, quand il prit terre.
— "Voyez, mère", lui dit le Chat, en entr’ouvrant son bissac, "je vous apporte des provisions, comme je vous l’avais promis, et ceci est un peu meilleur, je pense, que les brinics, les moules et autres coquillages qui, depuis trop longtemps, font notre unique nourritur ; régalons-nous donc, et, quand il n’y en aura plus, je sais où il y en a encore."
Et ils se régalèrent, en effet, pendant que durèrent les provisions.
Cependant, quand le seigneur Rio rentra chez soi, pour dîner, voyant qu’il n’y avait rien ni sur la table, ni au feu, il demanda avec humeur à sa cuisinière, qui n’était pas encore revenue de son ébahissement :
— "Comment, le dîner n’est donc pas prêt ? Et moi qui craignais d’être en retard ! A quoi avez-vous donc passé votre temps ?"
— "Ah ! mon maître", répondit la pauvre fille, "si vous saviez ce qui s’est passé ici ?"
— "Quoi donc ? qu’est-il arrive d’extraordinaire ?"
— "Il est venu ici un gros Chat noir, portant un bissac sur ses épaules, et il m’a dit (car c’est un sorcier ou un magicien, pour sûr) qu’il lui fallait le poulet qui était à la broche, pour votre dîner, avec une bonne tranche de lard, du pain blanc et une bouteille de vin vieux, et autres victuctuaille.
Et, comme j’avais pris mon balai pour le chasser, il sauta sur le poulet, le débrocha lui-même, et le mit dans son bissac. Puis, il y mit encore une tranche de lard cuit, une bouteille de vin vieux, et partit ensuite, emportant le tout et en me promettant qu’il reviendrait, sans tarder."
— "Comment, comment ? Quel conte me faites-vous là î Vous me prenez donc pour un imbécile ?"
Et voilà le seigneur Rio en colère.
Mais, la cuisinière affirma avec tant d’assurance qu’elle ne disait rien qui ne fût rigoureusement vrai, et elle pleura tant, que son maître se calma, et, comme le Chat avait promis de revenir, sans tarder, il ne quitta plus la maison, afin de pouvoir s’assurer par lui-même de ce qu’il fallait croire d’une si singulière aventure.
Quand les provisions furent épuisées, dans l’île, ce qui ne tarda pas à arriver, le Chat remit son bissac sur ses épaules et se dirigea de nouveau vers la ville où demeurait le seigneur Rio.
Sa mère le vit partir, cette fois, avec moins d’appréhension.
Il arriva dans la ville, sans encombre, et alla tout droit à la maison du seigneur Rio.
Il s’arrêta à la porte de la cuisine, comme la première fois, et se mit à faire
"Miaou ! miaou !"
— "Maître ! maître !" cria la cuisinière, qui le reconnut aussitôt, "descendez vite, car voici le Chat noir qui est revenu !"
Rio descendit de sa chambre, tenant à la main son arme.
Le Chat ne s’effraya pas pour le voir, et il le regarda fixement, en continuant de crier :
"Miaou ! miaou !"
— "Ah ! c’est toi, vilain matou !" cria Rio, "tu vas avoir affaire à moi, tout à l’heure !"
— "Je n’ai pas peur de vous", répondit le Chat, sans s’émouvoir; "mais, prenez garde à vous !"
Et voilà Rio tout ébahi d’entendre un Chat lui parler comme un homme, et le menacer.
— "Que veux-tu ?" lui demanda-t-il alors, se calmant et radoucissant le ton.
— "Je demande, comme la première fois, de la viande, du pain blanc et du vin, pour ma mère et pour moi."
— "Ah ! il te faut de la viande, du pain blanc et du vin vieux, seigneur Chat", reprit Rio, honteux d’avoir peur d’un chat, puisqu’il avait une arme dans ses mains prête à l'embrocher: "Eh bien ! sois tranquille, au lieu de rôti, de pain blanc et de vin vieux, je vais te faire ton affaire, et nous verrons alors les grimaces que tu feras !"
Mais, le Chat lui sauta à la figure et lui enfonça ses griffes et ses dents dans les chairs.
— "Grâce ! grâce ! lâche-moi, et je te donnerai tout ce que tu voudras !" criait Rio.
— "Je le veux bien", dit le Chat, en sautant à terre, "et pour vous prouver que je ne vous veux pas de mal, je vais même vous donner un conseil, qui vous sera utile. Je connais vos tours, seigneur Rio.
Je sais que vous avez une maîtresse, que vous allez voir souvent, et dont vous vous croyez aimé, parce qu’elle vous le jure.
Mais, cette femme ne vous aime pas, et elle médite même contre vous, en ce moment, une infâme trahison, avec l’aide d’un autre amant qu’elle aime plus que vous. Écoutez-moi bien, et si vous faites exactement ce que je vous dirai, vous pourrez échapper au piège qu’elle vous prépare.
Un de ces jours, la dame que vous fréquentez donnera une partie de chasse, qui sera suivie d’un grand repas.
Vous y serez invité, cela va sans dire; mais, votre rival sera là aussi. Vous abattrez plus de gibier qu’aucun autre chasseur, et tout le monde vous en félicitera ; mais, la dame et son galant en crèveront de dépit et de jalousie.
Comme il n’y aura pas un lit pour chacun des chasseurs, on les mettra à coucher deux à deux.
Vous aurez pour compagnon de lit votre rival même.
Prenez bien garde, je vous le répète, ou vous y laisserez votre vie, cette nuit-là.
Après le repas, où tout le monde boira copieusement, quand l’heure d’aller se coucher sera venue, vous monterez à votre chambre, avec votre ennemi.
Celui-ci, qui aura bu abondamment, sera pressé de se coucher; il se mettra le premier au lit, prendra le côté du mur et s’endormira aussitôt.
Vous vous coucherez vous-même, sans avoir l’air de vous défier de rien; mais, gardez-vous bien de vous endormir.
Lorsque votre compagnon de lit aura commencé à ronfler, vous changerez de place avec lui, en le poussant sur le devant, pour vous mettre du côté du mur, et alors vous éteindrez la lumière et ferez semblant de ronfler vous-même.
Quand la dame du château vous croira profondément endormis tous les deux, elle entrera dans votre chambre, tout doucement, sur la pointe du pied, et, avec un grand coutelas, qu’elle aura bien affilé, dans la journée, elle coupera le cou au dormeur qui sera sur le devant du lit, persuadée que c’est vous.
Puis, elle s’en ira, en donnant un coup de pied à la tête coupée, qui roulera sur le plancher. Vous avez bien entendu, n’est-ce pas ?
Eh bien ! soyez sur vos gardes, à présent, et faites bien exactement ce que je viens de vous dire, autrement, malheur à vous !...
Il vous arrivera encore autre chose, après; mais, ayez confiance en moi, et je vous viendrai en aide, en temps utile."
Fin de la cinquieme partie