•  

     

    Récit des grèves


     

    Fantômes bretons – 1879 Ernest de la Barre


    Je retrouve, dans mes esquisses de voyages, le récit oublié d’une visite que je fis à Sucinio, en octobre 1851.

     

    4237702815 e9d5656a89


    Voici cette simple relation, telle que je la crayonnai rapidement, un soir, sur les feuillets de mon album, au milieu des ruines du vieux château.

     

    suscinio-vue-sur-cour.jpg

    A peine entré dans la cour, j’ai remarqué une pauvre petite fille, de douze à quatorze ans peut-être, pâle, maigre, étrange, au regard atone, à l’air souffrant.

     

    Je me suis senti pris de pitié à sa vue.

     

    Elle paraissait suivre avec envie les évolutions des oiseaux de proie qui tournent sans cesse au dessus des murs et des hautes cheminées.

     

    Après avoir examiné quelques moments ces majestueux débris, qui ont résisté à la rage des démolisseurs modernes, j’ai eu, je l’avoue, tristesse et froid au cœur, dans cette enceinte, jadis princière, aujourd’hui désolée...


    L’enfant, je dirais la jolie enfant, sans sa misère  et sa pâleur, s’est approchée de moi, et, me montrant les tours par un geste expressif, elle s’est élancée, vive comme un oiseau, pour escalader les ruines.

     

    Je l’ai suivie, d’instinct, pour ainsi dire.

     

    Elle m’a entraîné aux passages les plus difficiles.

     

    Lorsque j’hésitais à avancer, elle poussait un cri, pareil à celui d’une mouette.

     

    Puis, comme si elle en avait eu les ailes, d’un bond elle gravissait le faîte des tours lézardées.

     

    chateau-suscinio-ancien.jpg


    Enfin, la visite du donjon est achevée. Je rencontre dans la cour une femme inquiète et qui cherche mon étrange cicérone.


    — « C’est ma fille », me dit-elle ; « elle vient tous les jours ici pour guider les voyageurs, mais elle aime tant ces ruines, qu’elle y monte seule, courant, glissant, s’accrochant aux pierres ébranlées. La chère petite, c’est son seul bonheur !... bonheur, hélas ! qui causera sa mort, si Dieu n’a pitié d’elle ! »

     

    — « Dieu protège tous les infortunés », dis-je à la pauvre femme. « Mais que ne faites-vous comprendre le danger à votre enfant ! »


    — « Le danger, monsieur, elle ne saurait s’en faire une idée. Vous ne l’avez donc pas interrogée ? Janic est innocente et la raison ne lui est jamais venue. Je la portais, lorsque son père a fait naufrage: son esprit s’en ressent... Que la volonté de Dieu soit faite ! »


    Nous gardâmes le silence, durant quelques minutes, et j’allais me disposer à quitter ces lieux, quand la petite idiote s’écria en breton : « Ty ar follez » (la maison de la folle).

     

    Voyant ma surprise, la veuve crut devoir m’expliquer les paroles de sa fille, qui  avait déjà pris sa volée dans la direction de la grève.

     

    sarzeau-plage_de_suscinio.jpg


    — « L’enfant veut aller au bord de la mer, du côté de la pointe qui fait face au plateau de la Recherche..., où le navire de mon mari s’est perdu... J’y vais souvent avec elle... elle ramasse des galets, et moi je puis du moins y soulager ma peine en pleurant.... Tout auprès, se trouve la maison abandonnée. »


    — « Mais pourquoi la nomme-t-on la maison de la folle ? »


    — « Ah ! monsieur, c’est une triste histoire, je vous assure. Pourtant, si vous le désirez, je puis vous la raconter. Cela fait tant de bien de voir des personnes qui compatissent aux peines du pauvre monde !... »


    Nous suivîmes de loin les pas de Janic, que nous perdîmes bientôt de vue au milieu des rochers de la côte et de la brume des vagues.

     

    Alors nous nous assîmes sur une dune élevée.

     

    5461387296_2983ee17d1.jpg

     

    Devant nous, la haute mer soulevait de longues houles, sous une brise assez forte, mais sans courroux.

     

    Le soleil, qui descendait sur la mer, du côté de Quiberon, donnait aux vagues des teintes changeantes, d’or, d’émeraude et de pourpre.

     

    Puis, en nous retournant, nous pouvions apercevoir de cet endroit les sombres ruines de Sucinio. La mère de Janic reprit ainsi la parole :


    Je suis veuve, je vous l’ai dit, monsieur, d’un capitaine de navire naufragé, là, en face de nous, il y a treize ans passés, depuis le vendredi saint.

     

    Nous avions un peu d’aisance et une petite métairie, que Jean Quéven, mon mari, vendit pour faire construire un joli brick-goëlette de cent tonneaux.

     

    hpim0793.jpg

    Je me souviendrai toute ma vie du jour de son premier appareillage dans le port de Vannes.

     

    J’étais jeune et heureuse alors: mariée depuis deux ans, je n’avais eu que des joies dans la vie.

     

    Hélas ! Dieu m’en réservait les épreuves, pour mon salut, sans doute, et je ne murmure pas.... 


    J’étais jeune et parée de mes habits de noce.

     

    4933563190_6ee9a32c75.jpg

     

    Jean,

    Morlai15.jpg

     

    le nouveau capitaine du Saint-Gildas (c’était le nom de notre brick), me conduisit à bord, par une belle matinée de septembre, et me nomma tous ses matelots par leurs noms.

     

    Ce fut une vraie fête : les marins chantaient et buvaient à nos santés, tandis que le navire, toutes voiles dehors, descendait, par une faible brise de nord-est, et traversait doucement les passages de Conlo, de l’Île-aux-Moines et de Cardélan.

     

    moines3.jpg

     

    Inquiète pourtant du long voyage qu’allait faire mon mari, je sentais la tristesse me gagner à mesure que le moment de la séparation approchait, et chaque fois que Jean me quittait pour donner quelques ordres, j’examinais les physionomies de ses compagnons de traversée.

     

    Tous me plurent, à l’exception du second.

     

    C’était pourtant un homme de notre pays, marié depuis peu à une fille d’Arzon, mon amie d’enfance.

     

    A DEMAIN POUR LA SUITE


    19 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires